Les Os et la Chair de la Femme à la Bûche ou la Femme à la Bûche en Chair et en Os

 

« Même la violence a changé » constate Jack Beauregard, le cowboy désabusé joué par Henry Fonda dans My Name is Nobody (Mon nom est personne, 1973), le western spaghetti, auquel la présentation conjointe de Myriam Mechita à la Cité de la céramique à Sèvres et à son espace de vente parisien emprunte son titre. Ce double opus s’articule autour des céramiques produites par l’artiste dans les ateliers de la Manufacture de Sèvres depuis 2006. Il est profondément ancré dans ce que Myriam Mechita définit comme « sa période US », non pas tant car l’artiste l’a conçu lors d’une résidence prolongée aux Etats-Unis, mais parce qu’il témoigne de son intérêt antérieur pour les archétypes dérivés de la conquête de l’Ouest, notamment pour la vision manichéenne et l’imagerie propagées par sa représentation cinématographique consacrée, le western. 

Cette nouvelle violence, à laquelle le héros du film de Tonino Valerii et Sergio Leone fait allusion, correspond au changement de paradigme coïncidant avec l’industrialisation du grand Ouest au 19e siècle. C’est à cette modernisation que le principal protagoniste du film incombe la disparition d’une violence axée sur la justice et sur l’honneur, au profit d’une violence organisée et anonyme. Jack Beauregard et son acolyte à l’écran, ce cowboy moderne surnommé « Personne » (Terence Hill), semblent incarner les deux modèles de société qui s’affrontent dès lors, la pré-industrielle et l’industrielle. Le travail de Myriam Mechita, qui se caractérise par le recours de l’artiste à des matériaux et modes de production issus des deux mondes selon qu’elle réalise des maquettes de navires de guerre en perles de verre ou qu’elle perfore les murs à la perceuse pour y faire naitre des paysages, se nourrit de ce conflit pour mieux l’invalider.

À Paris, l’artiste annonce la couleur en projetant le visiteur dans un désert générique de type Mojave, qui sert de toile de fond à des céramiques réalisées à la Manufacture. Les perforations qui courent le long du mur et forment un paysage – démesuré bien qu’en pointillés – ouvrent l’espace comme une « fenêtre ouverte sur le monde » pour reprendre la terminologie de l’architecte et artiste renaissant Leon Battista Alberti¹ pour désigner la manière dont les peintures de son temps se devaient selon lui de fonctionner. Si dans un tel contexte, ces oblitérations peuvent se confondre avec des impacts de balles, elles évoquent aussi, en filigrane, le poncif, ce calque percé de trous, utilisé dans la technique de la fresque pour reporter les contours du dessin préparatoire sur l’enduit frais de la surface à peindre. 

Dans les œuvres de Myriam Mechita – qu’elles soient en porcelaine ou mousse de polyuréthane –, tout comme dans le western – classique ou moderne –, c’est la violence qui engendre la beauté. Ces deux-là n’ont-elles pas un destin scellé ? Fallait-il que Venus se choisisse Mars pour amant, ou que Bernard Palissy² sacrifiât le mobilier et le plancher de sa maison à coups de hache pour alimenter son four à céramique dans le but d’atteindre la parfaite glaçure ? Chez Mechita, la violence se veut non seulement belle mais est aussi précieuse : les saints martyres sont brodés, les cartes à jouer transpercées d’épingles, les animaux décapités sont parés de petits miroirs, de mosaïques ou d’acier poli, les coulures murales ou giclées au sol sont en paillettes, les cascades en chaines… L’exposition de l’artiste à Sèvres est l’occasion de mises en scènes où passion, rédemption, agonie, chance, effroi, désir et absence sont convoqués dans autant de « théâtres de cruauté »³ s’adressant «  à l’homme total, et non à l’homme social »⁴. La vie ou plutôt la souffrance d’exister y est célébrée dans une alchimie d’émotions viscérales aux accents spirituels ou métaphysiques. 

Envisager l’œuvre de Myriam Mechita à travers le prisme du western présente le double intérêt d’évoquer leur généalogie commune, celle des grands récits fondateurs de l’humanité, qu’ils soient chrétiens⁵ ou païens⁶, mais également d’aborder un aspect peu commenté de la pratique de l’artiste, à savoir la nature profondément filmique de son travail. Aussi étrange que cela puisse paraître pour qui connaît l’œuvre – très physique – de Mechita, c’est un film inachevé, un projet collaboratif mené de concert avec Chloé Mons, que l’artiste considère comme la trame de son travail depuis quelques années. Tout commence par un road trip lors duquel l’artiste et la chanteuse traversent l’Ouest de l’Amérique.

De ce périple, qui a tout du voyage initiatique ou de l’épopée, au sens où l’entend Lucien Goldmann⁷, c’est-à-dire en ce qu’il « exprime l’adéquation de l’âme et du monde, de l’intérieur et de l’extérieur, l’univers dans lequel les réponses sont présentes avant que ne soient formulées les questions, où il y a des dangers, mais pas de menaces, des ombres mais pas de ténèbres, où la signification est implicite dans chaque aspect de la vie et demande seulement à être formulée et non pas découverte »⁸, l’artiste ramène des images tournées dans les endroits hautement cinématographiques que sont les motels, les déserts de l’Utah ou de l’Arizona, le plateau du Colorado, ou encore Las Vegas. Dans l’une des séquences de ce film fragmentaire, Chloé Mons, dont la silhouette se détache sur le fond rouge de Monument Valley, interprète une chanson à la guitare en égrenant des paroles que le vent s’empresse d’emporter. Comme un souffle, ces références à Quelque part sans langage, ni rue ressurgissent régulièrement dans les expositions de Myriam Mechita, soit telles quelles (en tant qu’inserts filmiques), soit transposées sous la forme d’atmosphères sensorielles (lumineuses, sonores, etc.), de décors (gibets, villes de bois ou en cartes à jouer, paysages à la perceuse, etc.) ou de performances, comme cette « danse des cowboys qui ne font sonner que leurs éperons » conçue pour l’exposition à Sèvres.

Avec ses dessins « rouges », Mechita n’en finit pas de faire son cinéma. Cette série, qui se compose d’œuvres figuratives au graphite sur fond – invariablement – rouge, dépeint la face cachée du « rêve américain ». A l’Amérique des cowboys et des indiens s’est substituée celle de la corruption politique, du racisme, de l’exclusion, de la prostitution et du crime. Aux côtés des représentations de scènes de lynchage, de torture ou de meurtre, notamment celui « Dahlia Noir »⁹, la jeune femme sauvagement assassinée dont Mechita a reproduit le corps mutilé, on croise également, pêle-mêle, des phylactères muets, une coiffure en chignon, des saints rédempteurs, le visage de Kennedy ou les architectures modernistes de Charles Eames. A la dimension hétéroclite des motifs ou sujets de la série répond l’unité formelle des dessins, que des signes géométrisants, ésotériques parfois, viennent ponctuer régulièrement. L’ensemble forme comme un rébus, donc chaque élément semble tout droit sorti de la « chambre rouge » de Twin Peaks pour rester dans l’univers filmique de l’artiste. Lorsqu’au début des années 90, fort du succès de Twin Peaks¹, David Lynch décide de tourner Fire Walk With Me, le film de la série télévisée (ou plutôt son prologue), il s’explique en ces termes : « Je n’ai pas pu me résoudre à abandonner l’univers de Twin Peaks. J’étais tombé amoureux du personnage de Laura Palmer et de ses contradictions : radieuse en apparence, intérieurement, en train de mourir ».¹¹

Il est troublant de constater à quel point les œuvres de Myriam Mechita font écho à cette déclaration. L’analogie est d’autant plus manifeste dans ses céramiques en porcelaine de Sèvres, dont les surfaces brillantes et les couleurs acidulées contrastent fortement avec une iconographie faisant la part belle aux vanités, aux figures animales décapitées et aux traces d’une nature domestiquée par l’homme (souches, fagots, etc.). La prédilection de Mechita pour ce medium, qu’elle découvre sur l’invitation de la Cité de la céramique de Sèvres¹², traduit son apprentissage d’une technique dont elle a su d’emblée cerner l’inhérente contradiction, c’est-à-dire le caractère à la fois « inéluctablement mortifère »¹³ – la céramique résultant de « matières organiques en putréfaction qui se figent au contact du feu »¹  –, et éminemment charnel. « C’est à Gaoling (littéralement « les collines hautes », qui donne le mot kaolin), près de Jingdezhen, dans la province chinoise du Jiangxi, que l’on extrayait et travaillait une pâte si blanche et si fine qu’elle permettait de réaliser des poteries à la fois délicates et solides. Les Italiens qui ramenèrent ces poteries leur donnèrent le nom de porcelaine. Blanches et fines, presque translucides, elles leur rappelaient un coquillage luisant et poli qui présente une ouverture en forme de fente. Elles leur rappelaient surtout, par un étrange glissement analogique, la vulve de la truie : la porcella. Dès lors, les Européens eurent à cœur de percer le secret de la porcelaine » raconte l’artiste Karim Ghelloussi, dans son « esquisse, parcellaire et circonstancielle, d’une poétique de la céramique ».¹

Que Myriam Mechita, dont le travail repose sur des antagonismes que l’artiste s’attache à rendre caduc par l’intermédiaire d’oxymorons visuels, ait intégré, à un moment donné, la céramique à sa pratique, relevait – semble-t-il – de l’évidence. La sculpture en porcelaine émaillée qui donne son nom au volet parisien de l’exposition de l’artiste, L’infini en plus, évoque la violence d’une telle prise de conscience. Cette pièce, dans laquelle des assiettes décorées pourfendent un crâne en porcelaine biscuit pris dans un tas de fagots, Mechita en parle comme d’un autoportrait. Les quatre assiettes, dont les tailles, fonctions, motifs décoratifs et technique retracent l’histoire de la Manufacture tout autant qu’elles racontent Mechita, lui rentrent dans le crâne autant physiquement que symboliquement.

Les Chinois considèrent le kaolin, cette argile blanche et friable, et le petuntse, cette roche feldspathique fondante à même d’enrober les particules de kaolin, comme « les os et la chair de la porcelaine ». Postulons, quant à nous, que l’exposition fonctionne sur un principe similaire : deux temps, deux lieux, un préambule et son développement, une antichambre et une chambre, qui n’en demeurent pas moins un tout indivisible. A Paris, les os, à Sèvres, la chair… non pas de la porcelaine mais de Myriam Mechita.

Alice Motard


¹ Leon Battista Alberti (1404-1472), écrivain, philosophe, peintre, architecte, théoricien de la peinture et de la sculpture, et humaniste italien de la Renaissance. Son traité De pictura (De la peinture, 1435) est considéré comme la première étude scientifique de la perspective.
² Bernard Palissy (ca. 1510-1589), potier, émailleur, peintre, artisan verrier, écrivain et savant français, lequel réussit à percer le secret de la composition de l’émail blanc au terme d’une vingtaine d’années de recherche et de souffrance, autant physique que morale.
³ J’emprunte cette idée à Evelyne Toussaint et à son texte Myriam Mechita : une mélancolie exubérante (2011), qui fait le lien entre l’art de Mechita et le Théâtre de la Cruauté d’Antonin Artaud (voir Le théâtre et son double, 1936).
⁴ Ibid.
 Yves Pedrono, Et Dieu créa l'Amérique! De la bible au western, l'histoire de la naissance des USA, Editions Kimé, 2010. A propos du western, il écrit « en dépit de l'apparente spécificité de la forme et du contenu de cette fresque moderne, celle-ci n'est-elle pas en réalité un avatar d'une épopée beaucoup plus ancienne, celles des fils d'Abraham, dont la Bible nous contre les aventures ? ».
⁶ Ceux, entre autres, issus de la mythologie grecque et romaine.
⁷ Lucien Goldmann (1913-1970), philosophe et sociologue français, théoricien de la pensée de Marx et fervent admirateur de Georg Lukács.
 http://encinematheque.net/western/W000/index.asp
⁹ Le « Dahlia noir » fait référence au meurtre non élucidé d'Elisabeth Ann Short, la jeune femme de 22 ans dont le corps a été retrouvé coupé en deux au niveau du bassin et vidé de son sang dans un terrain vague de Los Angeles le 15 janvier 1947. La victime, surnommée le « Dahlia Noir » en raison de son accoutrement ou de sa coiffure (une fleur qu’elle portait dans les cheveux), s'était installée à Hollywood dans le but de devenir actrice. Cette affaire, qui a secoué l’Amérique de l’après-guerre, a fait l'objet de nombreuses spéculations et a inspiré un roman à James Ellroy ainsi que de nombreux films.
¹⁰ Twin Peaks, série télévisée américaine créée par David Lynch et Mark Frost, diffusée aux Etats-Unis de 1990 à 1991 (devenue culte depuis), dont l’intrigue tourne autour du meurtre de la lycéenne Laura Palmer et se déroule dans la ville imaginaire de Twin Peaks.
¹¹ Ma traduction. Traduction officielle dans Chris Rodley, Entretiens avec David Lynch, Cahiers du Cinéma, Paris, 2004, p. XX.Original : « I couldn’t get myself to leave the world of Twin Peaks. I was in love with the character of Laura Palmer and her contradictions: radiant on the surface but dying inside » in Lynch on Lynch, edited by Chris Rodley, Faber and Faber, Londres, 1997, p. 184.
¹² Dont il faut saluer la prescience de la direction. CF entretien Myriam Mechita, René-Jacques Mayer, Jean-Roch Bouiller : Dialogue autour d'une résidence et de deux expositions. Sera-t-il publié dans le livre ?
¹³ Karim Ghelloussi, Ça pourrait être l’esquisse, 2009, texte non publié. Disponible en ligne sur : http://www.documentsdartistes.org/artistes/ghelloussi/rep-ghelloussi1.html
¹⁴ Ibid. Et Ghelloussi de continuer : « Ce terme même de céramique tire son nom d’un quartier d’Athènes où se trouvaient des fabriques de tuiles et de poteries, mais aussi des temples et des tombeaux, l’usage ayant prévalu d’y ensevelir des citoyens de distinctions. La décomposition des cadavres, des métaux précieux, armes et bijoux, devait fournir une terre de grande qualité. On imagine qu’un jour viendra où les terres de Verdun ou de Timisoara seront particulièrement recherchées. Il faudrait d’ailleurs dresser une géographie de la céramique qui correspondrait sûrement à une géographie des grands massacres : Faenza en Italie, Gaoling en Chine, le Céramique d’Athènes, Limoges, Sarreguemines, Longwy, … ».
¹ Ibid.