Pesée, Percée, Pensée

 

“Platon veut qu’un discours ait le corps bien constitue d’un grand animal, avec tête, ventre et queue. C’est pourquoi nous autres, bons et vieux platoniciens, nous savons et nous ne savons pas ce que c’est qu’un discours sans queue ni tête, aphalle et acéphale. Nous savons: c’est du non-sens. Mais nous ne savons pas: nous ne savons pas quoi faire du “non-sens”, nous n’y voyons pas plus loin que le bout du sens.” ¹

Dans La suprématie du savoir ou l’œuvre révélée (2005) deux chevreuils identiques sont pendus à des potences. Ils sont placés l’un à côté de l’autre de façon à être en miroir, l’un devenant le négatif de l’autre, annulant l’image pour en faire un mirage. Cette dimension immatérielle est rendue dans l’espace par le buste des chevreuils recouvert d’aluminium polimiroir : des centaines de petits miroirs réfléchissent ce qui les entoure et captent la lumière jusqu'à offrir parfois l’illusion d’absence de matière. Par ce procédé, Myriam Mechita joue à faire apparaître et disparaître la tête des deux animaux. Le corps sans tête est un élément récurrent dans son œuvre, prenant la forme des corps décapités des martyrs (La décapitation de St Côme, 2002 ; La décapitation mesurée, 2005) ou des corps d’animaux aux têtes couvertes de perles. Dans Les gardiens (2005), un animal a quant à lui pour toute tête un volume géométrique formé de plaque d’aluminium où se réfléchit l’image floue du regardeur.

La citation de Jean-Luc Nancy qui entame ce texte se réfère au corps, et ici au corps d’un grand animal, comme métaphore du discours rationnel dont la tête, qui pose la problématique et engage le raisonnement, est un élément clé. Si les grands chevreuils morts, suspendus à plus de trois mètres du sol, incarnent la suprématie du savoir, il semble que ce savoir soit intrinsèquement lié au corps sans tête (acéphale), à une pensée-en-corps dont l’expérience du monde est une expérience de la finitude. 

Ce sont les corps qui prévalent chez Myriam Mechita : des corps de saints décapités, des corps d’animaux greffés de perles, de paillettes qui recouvrent leurs visages suggérant l’aveuglement. Ces corps auxquels Mechita donne une dimension précieuse ou magique sont dominés par des forces (tension, équilibre, gravité) rendues visibles par ses installations : fils plastiques, structures en bois, tiges d’acier ; corps suspendus, retournés, attachés. 

Les chevreuils de La suprématie du savoir ou l’œuvre révélée pèsent quant à eux de tout leur poids, attirés vers le sol par la gravité, pendus aux potences, elles-mêmes retenues au sol par des fils. Ces forces contraires maintiennent l’équilibre et créent une tension au centre de l’espace. Cette tension se cristallise dans l’absence de mouvement, dans l’événement de la mort figée dans la carnation chromée de ces sculptures. 

Dans Untitled (two wolves, two deers) 1989, Bruce Nauman crée un mobile -inspiré des décors de chambres d’enfant mais réalisé à une échelle démesurée- formé de quatre moules d’animaux utilisés par les taxidermistes, deux cerfs et deux loups, dont il a inversé certains membres. Untitled (two wolves, two deers) et La suprématie du savoir ou l’œuvre révélée ont en commun l’imposante présence de ces corps suspendus dans l’espace rendant inévitable la confrontation avec le spectateur. A l’instar de Nauman, Mechita bouleverse l’ordre des choses et presse la glorieuse surface argentée des chevreuils au plus près de la brutalité de la mort par pendaison, rendant ainsi obsolètes les oppositions entre l’humain et l’animal, le corps et l’objet.

Cette scène est figée hors de la temporalité et bascule dans le mythe. Ces grands chevreuils suspendus évoquent les « Aktion » d’Hermann Nitsch², des rituels cathartiques inspirés des anciennes bacchanales, mettant en scène l’exécution et le dépeçage d’animaux, baignant les performers de sang. La suprématie du savoir ou l’œuvre révélée ne partage pas l’expressionnisme sanguinolent de ce Théâtre des Orgies et Mystères, elle se rattache au sacré par sa référence symbolique au sacrifice dont elle modifie les codes, le figeant dans son monde aux surfaces polies et brillantes. Le rapport au sacré se dessine en filigrane dans l’oeuvre de Myriam Mechita qui semble en permanence nous rappeler que la vie n’a de sens que dans sa finitude, son rapport à la mort. Toutes les surfaces sont ainsi poreuses, perméables, sujettes à métamorphoses, à l’image des murs de l’espace violemment percés pour dessiner en négatif le paysage extérieur. 

De ces murs, Myriam Mechita m’a dit qu’elle ferait se répandre une coulure de latex noir à la surface ultrabrillante. J’imagine du sang noir dont la masse informe menace de recouvrir le sol de la pièce pour créer un trou noir : une absence de matière, une fin du temps, une mort qui se répète à l’infini, comme l’image infiniment reflétée par les têtes des chevreuils. L’informe incarne pour Georges Bataille le non-sens, l’absence de tête, de rationalité. Selon lui, « La philosophie entière n’a pas d’autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat. »³

C’est avec sa force physique que Myriam Mechita sculpte cet espace entre création et destruction : fissurant les murs en y dessinant à la perceuse, étirant le latex sur le sol, différenciant ces zones de matière comme différentes (a)réalités. 

Vanessa Desclaux


¹ Jean-Luc Nancy, Corpus, éditions Metaillé, 2000 p14-15
² Hermann Nitsch (né en 1938) est associé à l’Actionnisme Viennois
³ Georges Bataille, Documents, 1929